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Costa-Gavras : L’odyssée d’un homme libreEntretien réalisé à Los Angeles par Stephanie Ronnet
Costa-Gavras était à Los Angeles pour présenter «Eden à L'Ouest» lors du festival du film français - City of Lights, City of Angels. Costa-Gavras appartient déjà à la légende. Dès son premier film «Compartiment Tueurs», il marquait d'une empreinte indélébile l'univers du septième art. A 75 printemps, la silhouette est svelte, l'esprit alerte, le regard pétillant, la gestuelle expansive, et l'homme toujours vigilant. Il refuse que l'on l'assimile à un cinéaste engagé ou encore militant. Pourtant, Stephanie RONNET : Costa-Gavras, parlez-nous de votre vie en Grèce et notamment du cinéma auquel vous avez été exposé? COSTA-GAVRAS : Vous savez l'époque où j'ai connu le cinéma, c'est après l'occupation nazie en Grèce. On est resté caché pendant 3-4 ans dans un village. Puis j'ai découvert des films d'action. En fait, le grand, le vrai cinéma, je l'ai découvert quand je suis arrivé en France, en 1954. Parce qu'en Grèce, il y avait la guerre civile, un gouvernement très conservateur et une grosse censure, donc il n'y avait qu'un certain type de films qui passait. CG: Des films d'Errol Flynn, des westerns, avec Randolph Scott. On voyait essentiellement ce genre de films. Et puis l'on voyait aussi beaucoup d'actualités, ce qui se passait dans le monde. Actualités qui étaient très orientées, dans la mesure où l'on se trouvait dans la période de la guerre froide. Mais les actualités ne m'intéressaient pas beaucoup, ce qui m'intéressait c'était le cinéma. On s'arrangeait avec ce qu'on voyait. D'abord, je ne croyais pas qu'un autre style de cinéma existait. C'est en arrivant en France que j'ai découvert qu'il y avait un autre cinéma. CG : Oui bien sur qu'il nous faisait rêver. On voulait tous être Gary Cooper ou Errol Flynn. On imitait même certaines postures des acteurs américains. On essayait de s'habiller comme eux. On apprenait même à essayer de soulever les sourcils comme le faisait John Wayne - ce genre de choses un peu naïves, un peu stupides. SR: Qu'est-ce qui vous a poussé à partir en France finalement? CG: Non, non pratiquement pas, on apprenait le français rudimentaire à l'école. Mais je l'ai appris à mon arrivée en France. SR: Vous avez été l'assistant de René Clair, qui incarnait la «vieille garde» et que François Truffaut avait d'ailleurs critiqué avec virulence - or vous êtes reconnu comme un cinéaste de la Nouvelle Vague - que retenez-vous de votre expérience et existe t-il des différences majeures entre ces deux courants ? CG: (il sourit) Truffaut est revenu là-dessus plus tard, il a dit que l'on était trop excessif quand même. Il est vrai aussi qu'une nouvelle génération montait, et qu'il fallait détruire pour prendre la place, et c'est ce qu'ils ont fait d'ailleurs. C'était intéressant de voir comment travaillaient des réalisateurs comme René Clair qui sortait du muet, qui avait une certaine technique, une certaine façon de raconter son histoire, de tourner ses plans. Et après travailler avec Jacques Demy, c'est l'autre extrême, puisque lui était de la Nouvelle Vague et qu'il tournait avec une liberté toute autre. Ces deux écoles là étaient très intéressantes. Entre temps, j'ai travaillé avec d'autres metteurs-en-scène comme Réne Clément, Henri Verneuil qui lui était aussi un peu plus traditionnel. J'ai eu aussi une très bonne expérience avec Marcel Ophüls, donc tout ça était extrêmement enrichissant. CG : Le cinéma de la Nouvelle Vague est un cinéma très personnel, beaucoup plus personnel que l'autre, qui est un cinéma d'organisateurs de spectacle, d'auteurs de beaux films, de belles histoires - un peu comme dans la littérature. Il y avait une littérature qui racontait le monde, l'écrivain restait l'observateur, c'est lui qui voyait et qui transmettait. Tandis que dans la Nouvelle Vague, ce sont des expériences directes et personnelles. Puis naturellement, il y a aussi eu des avancées techniques formidables - les pellicules rapides, les caméras plus petites, plus maniables, les caméras Flex, Reflex, etc. donc l'esthétique du tournage a changé aussi en même temps que l'histoire, enfin que le contenu. CG: (il sourit) Non! Moi j'ai bien essayé avant. Mais en fait ce qui s'est passé, c'est que j'ai débarqué au moment de la guerre d'Algérie, or on était autorisé à demander la nationalité cinq après son arrivée. J'aurais déjà pu l'avoir en 1960, mais il n'y avait aucune raison que je fasse la guerre d'Algérie. J'ai donc déposé ma demande en 1963 ou 64, et l'examinateur m'a même demandé pourquoi j'avais attendu si longtemps. Je lui ai répondu «je vais être franc avec vous, je ne voulais pas faire la guerre d'Algérie»; il m'a dit «mais pourquoi?», je lui ai rétorqué que je n'avais rien contre les Algériens, que c'était une guerre qui n'était pas juste, la preuve c'est qu'on l'a arrêtée... Il m'a répondu «puisque vous aimez autant la France, eh bien vous allez encore rester 5 ans à attendre et on vous rappellera!». C'est pour cette raison que j'ai obtenu la naturalisation beaucoup plus tard. CG : Oui, oui, effectivement c'est assez curieux. CG: On peut toujours... mais d'abord je refuse l'appellation metteur-en-scène politique, metteur-en-scène engagé. Nous sommes tous engagés d'une certaine manière, dans la mesure où l'on fait quelque chose où l'on s'adresse à des millions de personnes. Puis quand on parle de politique, on parle tout de suite du pouvoir gauche, droite, où on vote pour untel ou pour untel - or selon moi la politique, c'est la vie quotidienne, c'est la façon de se comporter dans la vie par rapport aux autres, et comment les autres se comportent par rapport à vous. La politique est partout, c'est la vie. Les Grecs anciens vous le disaient et ils avaient raison. Aristote disait une chose très, très belle : «les hommes ont la parole, et cela leur permet de s'exprimer, de parler de ce qui est juste et injuste». CG: Je pense que tout dépend de mon film - avant tout - Après la difficulté d'un bon film, c'est d'avoir une bonne histoire, un bon scénario etc. Puis de trouver l'argent pour arriver jusque-là. Mais je crois que le public à partir du moment où il y a un bon film, qui raconte des histoires qui l'intéressent, il va aller le voir. Je ne crois pas que les gens ont envie d'écouter des discours dans les films. CG: Moi, je suis spectateur avant tout. Je suis metteur-en-scène, mais je suis aussi spectateur. J'aime voir des films, alors je pense que lorsque l'on fait un film, on est le premier spectateur. Ce qui m'intéresse, c'est d'être honnête avec le film, avec l'histoire que l'on raconte - surtout si ce sont de vraies histoires - à savoir ne pas manipuler les personnages et les situations. Puis surtout, le spectateur doit comprendre dans cet espace donné. Bergman disait «comprendre et réfléchir éventuellement après s'il a envie». Voilà, c'est ça le rôle d'un film. Il ne faut pas chercher à faire rentrer dans la tête du spectateur des idées ou des slogans. SR: Vos parents ont-ils assisté au succès de «Z»? CG: Mes parents étaient en Grèce à ce moment-là ! Ils n'ont pas vu venir, non. CG: Ah oui! ils le savaient. Ils m'ont même raconté des histoires très, très jolies. Un jour, une actrice très célèbre a rencontré mon père dans la rue, il était tout surpris, elle l'a pris dans ses bras et embrassé très fort en lui disant: «bravo pour votre fils». Il est rentré à la maison en pleurant, complètement stupéfait. (visiblement ému) Et puis, il m'a dit une chose très jolie aussi sur la façon dont les gens lui serraient la main - il comprenait s'ils étaient contents ou mécontents. Les gens n'avaient pas la possibilité de s'exprimer plus que ça. On s'envoyait des petits mots aussi. Ils étaient très, très heureux. CG: (il sourit) Oui ! Juste un commentaire sur le mot «impérialiste», on a souvent le sentiment avec cette expression qu'il y a «les Américains». Or, il n'y a pas «les» Américains, il y a «des» Américains. Pour revenir un peu en amont, déjà au moment de «Compartiments Tueurs», on m'avait proposé de tourner aux Etats-Unis, et à la sortie de «Z» c'est devenu encore plus insistant. Pourtant, j'avais toujours refusé, parce que je ne trouvais pas d'histoires qui m'intéressaient. En plus, après «Z», j'envisageais déjà de tourner «L'Aveu», et «Etat de Siège». J'ai donc poursuivi ma route, jusqu'au jour où l'on m'a envoyé une histoire qui a retenu mon attention... CG: Oui. On m'a envoyé le livre accompagné du scénario. J'ai appelé mon agent, puis mon producteur, et je leur ai dit que l'histoire m'intéressait, mais seulement la dernière partie - l'histoire du père qui part à la recherche de son fils. Cela s'est passé comme ça. Jusque-là, les histoires que j'entendais sur Hollywood m'inquiétaient un petit peu, de par l'interventionnisme, etc. Hollywood, c'est un endroit où tous les metteurs-en-scène rêvent de venir, mais en même temps, je me disais «si je viens à Hollywood, il faut que je puisse faire ce que j'ai envie de faire, et comme j'ai envie de le faire; plutôt que d'être l'illustrateur de telle ou telle histoire». Je suis donc venu aux Etats-Unis, j'ai rencontré Edward Lewis qui était le producteur et je lui ai dit: «voilà, moi cette histoire m'intéresse, cette partie du livre précisément, pas du scénario». Il m'a répondu : «très bien on signe!». J'ai répliqué : «non, on ne signe pas! Je vous fais une proposition d'une soixantaine de pages, et si vous aimez, on signe!». Il m'a dit : «vous allez travailler pour rien», j'ai répondu : «non, c'est pas un problème». Cela s'est passé comme ça. Il était un peu surpris, mais il a accepté. Je lui ai envoyé plus de 80 pages, et il m'a dit : «venez, on va le faire». On a engagé un scénariste américain pour continuer le fil du scénario et l'autre chose que j'ai demandée; c'est de travailler avec mon équipe et d'assurer la post-production à Paris - ce qui m'a été accordé. On s'est heurté sur une chose, c'est qu'ils ne voulaient pas de Jack Lemmon. Ils m'ont dit: «non, on ne fait pas un film comique». CG: Je l'avais vu dans un film absolument formidable «Sauvez le tigre», où il interprète un rôle plutôt dramatique, et dans « La Garçonnière » où il est drôle et en même temps émouvant. Il me fallait un Américain de la classe moyenne, plutôt rigide par rapport aux idées, quelqu'un qui ne fasse pas macho, ni physiquement fort - Universal préférait Gene Hackman par exemple - qui ne collait pas du tout... SR: Gene Hackman était extrêmement populaire à l'époque! SR: Lors d'un panel organisé dans le cadre de ce festival, à la question comment lutter contre la compétition de la télévision, des nouvelles plates-formes de diffusion, de l'ordinateur, de la piraterie etc. Serge Toubiana (directeur de la Cinémathèque française) a défini le cinéma actuel comme «un art de la résistance», cela vous inspire quoi? CG: Il a raison. Il faut résister. Résister sur tous les plans. D'ailleurs un film comme «Amen», c'est l'histoire de deux personnes complètement antagonistes qui résistent face à un ennemi colossal... mais, pour revenir à votre question, je pense que le cinéma n'est pas une plate-forme, ni des effets spéciaux. Le cinéma, ce sont des hommes et des femmes, des humains, pas des êtres virtuels - à qui il arrive des choses. Cela a toujours été comme ça, et je pense qu'il faut continuer en ce sens. SR: Quel est le projet qui prend la poussière dans vos tiroirs depuis des lustres, et que vous rêvez de porter à l'écran ? CG : (il sourit avec malice) Il y a un projet qui s'appelle «Le Cormoran», qui traite des multinationales et de leur rôle dans la société. A un moment donné, cela avait intéressé Robert Redford, avec lequel on avait travaillé dessus; et puis la fin ne convenait pas à tout le monde, ni à Robert probablement, donc on n'a jamais trouvé le financement. Voilà. Il se trouve toujours dans les tiroirs. A présent, il faudrait le revoir d'une autre manière, mais je peux dire qu'il contenait déjà des éléments annonciateurs de la situation actuelle. Et pourquoi «Le Cormoran»? Parce que ce sont des oiseaux utilisés pour pêcher dans beaucoup d'endroits, et sur lesquels on place un anneau autour du cou, afin qu'ils puissent attraper de gros poissons sans pouvoir les avaler. Le pêcheur récupère la proie et leur donne un petit poisson à la place. Et ainsi de suite jusqu'à épuisement. C'est cette métaphore-là qui nous intéressait. Cela n'a pas été fait, c'est dommage, mais vous savez cela arrive. SR: Les Italiens vous ont décerné le Prix de l'Homme le plus inquiet de l'année... SR: Curieusement, il y a un lien un peu facétieux entre ce prix et le personnage de «Eden à l'Ouest», que l'on compare à Ulysse mais également au Candide voltairien. Or dans Candide, Voltaire recommande de «cultiver son jardin». Il y a une opposition entre l'homme inquiet en constante résistance et l'aspiration à la quiétude, ou plutôt une complémentarité? CG : En fait, il y a du Candide dans mon personnage, mais il y a de l'Ulysse aussi. Ulysse veut retourner à son foyer, et mon personnage, lui, cherche un foyer. Donc la fin n'est pas la même. Dans Candide, Voltaire dit ce que vous avez cité, tandis que mon personnage dit : «non, moi, je vais vers mon utopie ». Et son utopie, c'est de réussir à Paris. Il s'y rend malgré l'omniprésence de la police, et le plus grand danger pour un immigré c'est quand même un policier. Il se rend donc vers son utopie, symbolisée par la Tour Eiffel, la ville des lumières, la révolution, enfin tout cela. CG: Quand j'étais Président de la Cinémathèque la première fois dans les années 1980, j'ai dit à Chris Marker, que l'on allait rassembler toute son œuvre pour que tout soit présent à la Cinémathèque. Or, il m'a répondu : «oui, on va tout réunir et puis on fera un grand feu dans la cour de la Cinémathèque». On a bien ri, et puis j'ai beaucoup réfléchi depuis. Je pense que ce serait une bonne idée de tout brûler et de ne laisser que l'idée. Ainsi, on aurait que le rêve, et plus la réalité. SR: Oui, enfin, est-ce l'on apprend d'un rêve, c'est une autre question... SR: Donc tourner en numérique, ce n'est pas quelque chose que vous condamnez, ce n'est pas une hérésie ? CG: Absolument pas, ce serait absurde de condamner l'évolution! On essaie de s'adapter ou alors disparaître. Combien de gens ont disparu à la naissance du parlant? Beaucoup de gens du muet n'ont plus travaillé. La même chose va se produire. Beaucoup de gens de ma génération vont disparaître. L'évolution est profonde; mais elle présente un danger énorme aussi, comme il n'y en a jamais eu. Parce que voir un film sur un téléphone portable, ça c'est à mon avis une hérésie totale. Il y en a d'autres comme ça. Le contrôle que cela va imposer. Certaines grandes compagnies peuvent tout contrôler, la projection des films, les salles... donc nous vivons une période où il faut garder les yeux ouverts pour que le cinéma conserve sa qualité de «résistant». SR: Une dernière question aussi inattendue que votre participation au film de John Landis «Drôles d'espions», dans lequel vous faites une apparition. Pourquoi et comment? CG : (il rit) John tournait en Norvège, et un jour il m'appelle, et me demande si je connaissais les fjords. Je lui ai répondu que nous n'y étions jamais allés; il me dit : « viens avec ton fils, je vous invite tous les deux avec Alexandre», qui était très jeune à l'époque. On y est allé et un jour qu'il tournait, il me dit : «j'ai besoin d'un officier russe, tu veux pas le faire?». Comme John est quelqu'un de très persuasif, j'ai accepté. Et voilà, c'était assez rigolo. SR: Merci infiniment, Costa-Gavras. CG : Merci. Stephanie RONNET *Remerciements soutenus à Cathy Mouton, l'attachée de presse la plus tenace de l'Ouest américain.
28.04.2009 | Stephanie RONNET's blog Cat. : Algérie Amen avant Benoît Jacquot Cathy Mouton Chris Marker cinema City colcoa Compartiments Tueurs Costa Costa Gavras Costa-Gavras Costa-Gavras Edward Lewis Errol Flynn États-Unis festival france France François Truffaut François Truffaut Gary Cooper Gene Hackman Grèce Henri Verneuil Hollywood Hollywood Jack Lemmon Jacques Demy John Landis John Wayne Los Angeles Los Angeles Marcel Ophuls Norvège Paris Randolph Scott René Clair Robert Redford Serge Toubiana Stephanie Ronnet Stephanie Ronnet Tour Eiffel Truffaut Ulysse Universal Voltaire PEOPLE
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