Il se considère comme un intellectuel à l'écoute des réalités
du peuple chinois. Le voici, toujours dans cette optique, devenu réalisateur
d'un film indépendant, clandestin, et magnifique: L'Orphelin d'Anyang,
ou les destins croisés d'une prostituée, d'un ouvrier, d'un gangster
et d'un bébé dans la Chine provinciale d'aujourdhui. Après
son passage remarqué dans plusieurs festivals, dont Cannes, Chicago,
Vancouver et les Rencontres Cinéma de Paris, le film de Wang Chao était
en Hollande, au festival de Rotterdam, où nous avons rencontré
son très militant réalisateur.
Comment êtes vous venu au cinéma?
Je suis venu au cinéma par la littérature. Avant de réaliser
L'Orphelin d'Anyang, j'ai écrit 4 romans en pensant au cinéma.
Donc pendant l'écriture de ces romans j'étais déjà
très concerné par les modes d'approche et d'expression cinématographique.
Ressentiez vous le besoin de passer par le roman avant d'accéder
au cinéma? Pourquoi ne pas écrire directement des scénarios?
Etant plus jeune, j'aimais autant la littérature que le cinéma,
je ne faisais pas beaucoup de différence entre les deux. Donc pour moi,
écrire un roman, ou de la poésie, n'est pas très différent
de l'écriture filmique. Mais c'est vrai que je n'ayant pas d'argent pour
faire des films, j'avais beaucoup de temps pour penser et fabriquer des histoires,
et donc l'écriture romanesque me paraissait le moyen le plus naturel
de créer quelque chose. Et le grand avantage, c'est qu'au travers de
la littérature, on a vraiment le temps de penser l'histoire et les personnages.
Comment considérez-vous votre statut de créateur en Chine?
Que représente exactement le cinéma pour vous?
Je me considère avant tout comme un écrivain et intellectuel,
et en second comme un réalisateur. Pour moi le cinéma est un moyen
d'approcher et de retransmettre la réalité. Mon attitude envers
la réalité est l'observation et le besoin de la connaître
plus, de l'approcher toujours plus intimement. La caméra est probablement
le meilleur instrument pour observer la réalité. Il y a beaucoup
de problèmes en Chine et il faut posséder du courage et de la
lucidité pour y faire face. Ce faisant, cela donne forme à une
nouvelle forme de réalité où l'on est actif, à travers
l'histoire et les destins des hommes.
Que retenez vous de votre apprentissage auprès de Chen Kaige?
Ce n'est pas vraiment comme s'il était mon professeur et moi son disciple.
Je travaillais au sein d'un groupe, d'une équipe emmenée par Chen
Kaige. En travaillant dans son entourage, j'ai commencé d'apprendre les
réalités du mêtier de réalisateur. Avant, j'étais
romancier, critique et intellectuel. Mais cela ne nourrit pas toujours son homme,
alors je fus bien heureux de pouvoir travailler pour Chen Kaige! Cela m'a appris
le labeur quotidien du réalisateur, sur le plateau.
Chen Kaige a réalisé des grandes productions historiques,
comme L'Empereur et l'Assassin, sur laquelle vous avez d'ailleurs travaillé.
Ca n'a quand même rien à voir avec L'Orphelin d'Anyang...
Oui, mais travailler sur des grosses productions est un très bon entraînement
pour se vacciner contre la pression et les contraintes quotidiennes! Une des
conditions sine qua non du mêtier de réalisateur est de pouvoir
travailler malgré le stress, les pressions quotidiennes. C'est ce que
je retiens le plus de Chen Kaige, son opiniâtreté, son dévouement
au travail.
D'où vient l'idée de L'Orphelin d'Anyang?
Au départ elle est venue d'une envie d'écrire l'histoire de plusieurs
personnages reliés par le destin. En 1999, je me suis rendu en voiture
dans la province de Sichuan. Je suis arrivé dans une petite ville où
ce que j'ai découvert et entendu m'a profondément bouleversé.
J'ai donc greffé cette matière vivante sur mon idée originelle,
et c'est ainsi qu'est né le scénario de L'Orphelin d'Anyang.
Le bébé n'était pas dans mon idée originelle, mais
il est devenu un symbole du destin de la nation chinoise, de notre espoir, et
je voulais transmettre à travers l'histoire du film quelle pouvait être
la nature de cet espoir.
Avez vous rencontré des mamans forcées d'abandonner leurs
bébés?
J'ai effectivement rencontré des prostituées qui avaient abandonné
leurs enfants. Ce qu'elles m'ont confié m'a beaucoup ému et empli
à la fois de colère et de peur. A l'origine, la nation Chinoise
est conçue comme un système très ordonné, et tout
le monde doit se conformer à l'ordre établi. Les prostituées,
elles, sont les exclues de cet ordre. Mais même si elles ont des destins
malheureux, je me suis rendu compte qu'elles parvenaient toujours à garder
un semblant d'optimisme, et aussi une certaine forme de liberté. Elles
m'ont en tout cas beaucoup ému.
De quelle façon avez vous construit le tournage du film?
Premièrement, L'Orphelin d'Anyang est un film totalement indépendant,
financé avec l'aide d'un ami. Le caméraman, l'ingénieur
du son, etc., m'ont tous suivi par conviction, parce qu'ils avaient assez de
confiance en moi. Le tournage fut très dur. Nous avons tourné
dans le centre de la Chine, dans une petite ville typique, près de la
rivière jaune. C'est une petite ville comme il y en a des centaines en
Chine, et où vivent en majorité les classes moyennes. Tout le
monde connaît Pékin ou Shanghai, villes d'envergure mondiale, mais
le genre de ville dans lequel nous avons tourné est à mon sens
plus représentatif de la Chine d'aujourd'hui. Tous les acteurs du film
sont des amateurs, sauf la femme. Nous les avons tous trouvés sur place.
Les gangsters sont des vrais gangsters, avec lesquels je me suis plutôt
bien entendu. (Sourire) Il y a parfois dans certains endroits de la Chine des
formes de liberté auxquelles on ne s'attend pas... Cela m'a d'ailleurs
donné de nouvelles idées de films...
D'après ce que je sais, le tournage du film inclut des moments pris
sur le vif. Pendant la conférence de presse à Cannes 2001, vous
avez raconté l'anecdote de la scène du bus...
Effectivement, un certain nombre de scènes du film ont été
tournées de manière improvisée, spontanée. Pour
la scène du bus, nous avons demandé à une personne d'agripper
les fesses de l'actrice et à tous les deux de commencer à crier
dans le dialecte local. (Sourire)
Comment avez vous géré le problème de la censure étatique?
(Sourire) Si j'étais effrayé par les autorités, je ne
ferais pas de films. Filmer est un sacerdoce, il faut aller jusqu'au bout de
ses convictions et ignorer les critiques.
Vous saviez dès l'origine du projet que vous feriez un film clandestin?
Je connais très bien le système d'approbation des scénarios
et des autorisations de tournage, je savais que ce serait très dur de
faire accepter ce projet, donc je n'ai même pas voulu essayer.
Apparemment, un laboratoire hollandais vous a aidé à développer
le négatif du film...
Les laboratoires chinois sont assez mauvais techniquement et contrôlés
par la censure. Sans l'aval du bureau, on ne pas faire développer les
bobines. Grâce à un assistant de l'ingénieur du son, j'ai
pu prendre contact avec un laboratoire hollandais. Et ainsi, nous avons acheminé
le négatif jusqu'en Hollande et travaillé ici. La situation était
très tendue, car nous n'avions que quelques semaines avant de montrer
le film à Cannes. Je remercie donc vivement les techniciens du laboratoire
hollandais pour leur aide précieuse.
Vous avez parlé d'espoir pour la Chine. Comment voyez vous le futur
de la Chine, entre communisme et capitalisme?
J'ai beaucoup d'espoir, dans le peuple chinois surtout. L'évolution
dont vous parlez est assez lente. En tant qu'intellectuel, j'ai le sentiment
que mon devoir est d'être aux avant-postes de la société
chinoise et de mener la réflexion sur l'espoir qui nous est offert. A
travers la pensée, la réflexion, la création, on peut stimuler
l'évolution des choses.
C'est donc très important pour vous de ne jamais vous éloigner
de la vraie vie en Chine? Les intellectuels sont parfois un peu dans leurs tours
d'Ivoire...
Oui, c'est très important de rester en prise avec la réalité.
Je suis avant tout un être humain, ensuite un intellectuel, et ensuite
encore un réalisateur. De cette façon, il est plus facile de se
connaître soi-même et de connaître les autres. J'ai le sentiment
que cet ordre doit être respecté.
Avez-vous été en mesure de montrer le film à des publics
chinois?
Je n'ai certes pas pu le montrer à un large public en Chine, mais j'ai
pu le montrer dans quelques cercles culturels à Pékin. De cette
façon, j'ai quand même pu exposer à certaine personnes les
problèmes de la société chinoise que j'ai découverts
en faisant ce film.
Il y a dans le film deux grandes scènes de repas. Dans la première,
la prostituée et l'ouvrier au chômage sont réunis. Dans
la seconde, la prostitutée mange seule avec son bébé en
pleurant. C'est l'un des moments le plus beau du film et probablement le plus
nourri d'espoir...
Oui, il me semble que ces deux scène contiennent en leur sein toute
l'histoire du film et des personnages. Dans la première scène,
le bébé est dans les bras de l'homme. Dans la seconde, le bébé
est dans les bras de la femme, et il y a un bol de l'autre côté
de la table, sans personne (L'ouvrier au chômage est alors en prison,
ndlr). Ces deux séquences sont les plus longues du film, et elles disent
le destin du bébé et de sa nouvelle "famille"... Ces
deux scènes sont à mon sens les deux piliers de toute l'histoire.
Propos recueillis par Robin Gatto avec la participation de Cinemasie.com