Desert Moon
est le film de Shinji Aoyama et le deuxième présenté en
compétition officielle après Eurêka l'an dernier,
qui lui avait valu le prix FIPRESCI. Indompté par l'emprise du temps
et du succès, Aoyama continue de réaliser un film par an (parfois
deux) et d'explorer brillamment le thème de la famille confrontée
à la crise économique et aux pertes de valeurs de la société
japonaise contemporaine. Rencontre avec un réalisateur resté pris
dans un accélérateur de particules cinéphiliques...
La dernière
fois que nous
nous étions rencontrés, c'était à Locarno, l'an
dernier, et cette année 2000 avait déjà été
très chargée pour vous, avec deux films, Eureka et Roji-E.
Dans ces conditions, comment avez-vous encore trouvé le temps d'écrire
et de réaliser Desert Moon?
(Rires) Vous savez,
depuis que j'ai commencé à faire du cinéma, j'ai toujours
été incroyablement occupé. A chaque fois que je suis sur
un projet, je finis par travailler aussi sur un autre. Je ne peux jamais me
concentrer sur un seul projet. Je fais toujours plusieurs choses en même
temps. Mais à l'arrivée, j'arrive toujours d'une manière
ou d'une autre à trouver un équilibre entre les projets et à
les mener chacun à leur terme. C'est aussi le cas avec Desert Moon.
J'ai finalement réussi à trouver du temps pour le ! Ce qui ne
m'a pas empêché de commencer à travailler sur un autre projet!
Je n'arrive jamais à me concentrer à 100% sur un seul projet.
Peut-être est-ce un peu malheureux, mais c'est ainsi.
Pendant la conférence
de presse à Cannes, vous avez dit: "Je veux continuer de faire au
moins un film par an". Quelle sorte d'horaires de travail cela implique
t-il concrètement pour vous?
(Rires) Je travaille
généralement ainsi: très tôt, le matin, j'écris.
Ensuite, il faut bien que je sorte, pour aller sur un tournage ou pour des réunions
de studio. Et quand je rentre, j'écris encore. Donc, le seul temps qui
me reste pour moi-même, pour ma vie privée, c'est dans les brefs
intervalles entre ces trois activités. C'est toujours comme ça,
tous les jours, comme un cycle qui se répète inlassablement (sourire).
Dans l'idéal, ce serait bien que je puisse rester dans un endroit calme,
isolé, pour écrire mes scénarios ou des livres. Mais la
réalité est tout autre... (rires)
Sachant que
vos trois derniers films traitent du couple et de la famille, et que le cinéma
n'a jamais favorisé la stabilité dans ces domaines, qu'en est-il
de votre vie personnelle?
(Oubliant de traduire
en japonais, l'interprète commence à parler à Shinji Aoyama
en anglais. Ce dernier éclate de rire puis essaie péniblement
de reprendre son sérieux) Vous savez, je suis tellement occupé
que je ne me fais pas trop d'illusions sur ma vie privée, je sais que
je ne mène pas une vie normale. Mais j'essaie de me consoler en me disant
qu'après tout, le cinéma est mon grand Amour, que je peux m'y
consacrer à 100% , même si je dois en échange sacrifier
quelques aspects de ma vie personnelle. J'essaie vraiment de me convaincre de
cela, même si des fois j'avoue que je ne sais pas vraiment si le cinéma
m'apporte tout le bonheur que je recherche. Des fois, j'ai l'impression que
les films me supplient de les faire - "Faites-moi, faites-moi, faites-moi!"
(rires), et dans ces moments, j'avoue que je me sens vraiment très fatigué!
(rires)
J'ai l'impression
à vous entendre que vos film sont comme vos enfants...
(Il réfléchit,
amusé) Oui, c'est vrai. Des fois, j'ai cette impression. Mais parfois
ils sont un peu turbulents, et ils m'échappent! (sourire) Mais plus que
mes créations, mes bébés, parfois j'ai l'impression que
ce sont des fardeaux que je refile à d'autres personnes! (rires) Ce qui
veut dire, implicitement, "occupez-vous en!" (rires)
Shady Grove,
Eureka and Desert Moon sont des films douloureux, qui sondent
les fêlures de l'âme et du coeur. Pouvez-vous nous dire ce que la
réalisation de ces films vous a apporté, comment ils vous ont
éclairé sur un plan personnel?
J'ai l'impression
qu'il y a beaucoup de gens qui souffrent dans leurs vies de tous les jours,
partout dans le monde. Au Japon, c'est surtout vrai des enfants et des adolescents
depuis les années 90. En tant que réalisateur, deux possibilités
s'offrent à moi: puisqu'il y a de la douleur, du malheur, je peux montrer
complètement l'inverse, le côté positif de la vie, le bonheur,
je peux essayer d'apporter ça aux spectateurs. Ou alors, je montre le
monde tel qu'il est, je n'hésite pas à leur dire: 'Voilà,
c'est le monde tel qu'il est, il faut essayer de le comprendre et ne pas en
avoir peur". Avec les trois films que vous mentionnez, j'ai essayé
de faire ça, de montrer la réalité telle qu'elle est. C'est
vrai que je suis quelqu'un d'assez pessimiste, c'est sans doute pour ça
que je procède ainsi; cependant, j'essaie toujours, à la fin de
mes films, de montrer quelque chose de positif, d'optimiste. C'est une attitude
que j'ai dans ma vie quotidienne et que je souhaite toujours appliquer à
mes films.
Sachant que
Desert Moon traite aussi de la crise qui a découlé de la
"bulle économique" des années 80, je serais curieux
de savoir comment vous avez vous-même vécu ces années du
"Dieu Argent"...
Pendant les années
80, je n'étais qu'un pauvre étudiant, alors je n'ai pas vraiment
profité de cette riche décennie! (rires) Le seul bénéfice
que j'ai pu en tirer était sur le plan cinéphilique: j'ai pu voir
énormément de films de l'étranger. Et j'ai appris tellement
de choses de ces films, c'est quelque chose qui n'a pas de prix!
Aussi, le fait
que je n'ai pas été un protagoniste bénéficiaire
de la croissance économique m'a permis d'avoir une vision assez distanciée,
objective, de ces années et des années de crise qui ont suivi.
Il est donc plus facile pour moi d'analyser cette période et d'en montrer
la réalité dans mes films.
Un aspect très
important du film est l'absence et la quête d'une figure paternelle. La
scène la plus violente du film montre un jeune homme abattre son père
sous les yeux des personnages principaux. Dans la note d'intention du film,
vous faites état d'une recrudescence des parricides au Japon à
partir des années 80...
Dans les années
80, on voyait de temps en temps dans les journaux des faits divers dans lesquels
des enfants avaient tué leurs parents. Mais on n'y prêtait pas
trop attention, on pensait que ce n'étaient que quelques incidents isolés.
Mais à partir des années 90, ces incidents ont commencé
à se produire pratiquement tous les jours. Des enfants tuaient leurs
parents, et des parents tuaient leurs enfants.
Je voudrais vous
raconter un exemple qui m'a particulièrement frappé. C'est l'histoire
d'une adolescente de 17 ans. Quand elle était très jeune, 6 ans
peut-être, qu'elle rentrait de l'école et qu'elle voulait parler
à sa mère d'un problème qu'elle avait eu, sa mère
lui disait "Désolé, je suis fatiguée, on en parlera
plus tard". Quand son père rentrait et qu'elle voulait lui parler
de ce même problème, ce dernier lui disait la même chose:
"Désolé, je suis fatigué, peux-tu en parler avec ma
mère?" Ce genre d'attitude provoquait en elle une amertume grandissante.
A chaque fois qu'elle y pensait, elle sentait la rage gronder en elle, elle
avait envie de frapper quelqu'un. Et elle a fini par tuer ses parents.
Quand j'ai découvert
ce fait-divers, je me suis demandé "Qu'est ce qui a bien pu conduire
une jeune femme de 17 ans à un tel acte?" J'ai beaucoup réfléchi
sur l'influence du passé, sur l'engrenage des souvenirs, des rancoeurs,
et j'ai fini par intégrer ça dans le scénario de Desert
Moon.
Nombre d'adolescents
d'aujourd'hui ressentent cette colère. En apparence, tout semble normal,
la vie de famille de ces jeunes continue comme si de rien n'était, mais
ils ne peuvent s'empêcher de ressentir une colère liée aux
frustrations de leur enfance et de leur adolescence. Cette singularité
dans leur comportement est quelque chose qui m'a beaucoup interpelé à
l'heure de Desert Moon.
Pourquoi avez
vous choisi de montrer les "fantômes" des parents d'Akira?
C'est quelque chose
que je ne veux pas trop expliquer. J'aimerais que le public se fasse sa propre
idée sur ces apparitions. Cependant, pour moi, ces "fantômes"
ne sont peut-être pas vraiment les parents d'Akira. Ils font partie de
ses rêves, de ses visions, c'est peut-être son propre couple qu'elle
imagine dans 30 ans, comme un vieux couple idéal. C'est ce que je pense
mais je ne veux pas imposer mon point de vue au public, je veux poser des questions
aux spectateurs avec ces scènes, et qu'ils se sentent libres d'y répondre
par eux-mêmes.
Ne sont-ce pas
aussi d'une certaine manière les fantômes des vieux couples des
films de Yasujiro Ozu?
Eh bien, comme
vous le savez, dans le film, il y a une vieille maison tout à fait dans
le style des maisons japonaises des années 50/60, où a grandi
le personnage d'Akira. Et Ozu, pour filmer ces maisons traditionnelles de la
meilleure façon possible, utilisait un objectif 40 mm. C'est ce même
objectif que nous avons utilisé pendant le tournage de Desert Moon...
(sourire)
Robin Gatto
& Yannis Polinacci