PREFACE dde Howard Rheingold au livre Darknet de JD Lassica publié chez MM2 Editions
Si vous regardez mes précédents ouvrages, Tools for Thought, Virtual reality, et The Virtual community, vous pourrez noter qu'il y a plus de citations, et qu'elles sont plus longues, que dans mon dernier livre, Smart Mobs . L'explication est que l’usage autorisé - la tradition fondamentale de construction sur les bases des travaux précédents (attribués bien évidemment à leurs auteurs ! ) - a été sévèrement restreint par de puissants “propriétaires de contenus”. L'édition était un monde beaucoup plus tolérant, avec de grandes marges de manoeuvre accordées pour le bien de la culture. Du moment que des guillemets, des parenthèses ou des paragraphes étaient indiqués en italiques, et que des notes attribuaient chaque extrait à son auteur, en bas de page et/ou dans la bibliographie, les auteurs étaient libres d'utiliser le travail d’autres afin de souligner le leur. La règle informelle était que pour une citation de moins de 500 mots, une permission explicite n'était pas requise.
Néanmoins, lorsque j'ai écrit ces précédents ouvrages, l'édition était une entreprise tout à fait différente. Par exemple, j'aurais pu proposer mon livre à Random House, Knopf, Doubleday, Dell, ou Bantam. Aujourd'hui, tous ces éditeurs font partie du groupe Bertelsmann. Les éditeurs ne sont plus seulement là pour produire leurs livres, ils sont considérés comme des sources de revenus pour de grands groupes industriels. Et ces compagnies protègent leur propriété grâce à des menaces de poursuites judiciaires, restreignant les usages autorisés. L'éditeur de Smart Mobs m'a dit que je devais obtenir une permission écrite pour chaque citation de plus de 250 mots. Bien qu'il n'y ait pas de précédent légal à ce sujet, les avocats de mon éditeur ne voulaient pas subir des intimidations à la Cour par les départements légaux des compagnies qui possédaient les autres éditeurs.
Si vous avez les moyens d'engager un assistant, écrire une douzaine, voire même une centaine, de demande de permission n'est pas un problème, et pour la plupart des cas, les coûts d'autorisation seront très faibles.
Cependant, le problème en question est plus important. Tout d'abord, il ne s'agit pas seulement d'une restriction des usages autorisés en édition. Depuis que les éditeurs se sont rendus sans se battre, qui pourrait empêcher les grandes compagnies de pousser encore plus loin dans les prochaines années, demandant à tous les auteurs d'obtenir et de payer les permissions pour toutes les citations ?
Ensuite, ce phénomène n'est pas limité à l'édition. Si vous voulez faire un film indépendant, vous avez intérêt à ne pas le faire sur un coup de tête. Chaque marque, chaque poster, chaque image pouvant être sous copyright à l'arrière-plan de votre film nécessite une permission – qui n'est pas toujours accordée, et celles qui sont accordées ne sont pas toujours à portée de bourse. La situation est déjà hors de contrôle et empire. Il ne s'agit plus maintenant d'un problème qui ne concernerait que les auteurs, les réalisateurs, ou autres « professionnels », puisque nous sommes maintenant membres du monde des médias. Cela a pris une décennie pour que les gens acceptent que chaque ordinateur, et maintenant chaque caméscope numérique ou portable avec appareil photo intégré, est une centrale d'impression globale, un outil d'organisation, et une station d'émission. Les débuts du world wide web ont marqué un glissement de pouvoir historique des grandes compagnies aux individus, de ceux qui regroupent l'information et les idées à ceux qui veulent les partager.
Ce n'est pas étonnant que les grands pouvoirs des médias aient l'écume à la bouche au sujet d'Internet.
Maintenant la prochaine phase de cette transformation digitale est devant nous, une qui implique des médias démocratisés, des réseaux peer-to-peer, des outils collaboratifs, des programmes informatiques sociaux, et la technologie omniprésente des téléphones portables avec appareil photo intégré ; des outils portables, et de minuscules puces peu onéreuses présentes dans la majorité de nos outils de tous les jours. L'issue de cette prochaine phase de l'Internet perturbateur est beaucoup moins certaine, tandis que la bataille fait rage pour le contrôle des régimes sociaux, économiques, et politiques que ces nouvelles technologies rendront possibles.
La façon dont nous allons résoudre cette guerre culturelle aura de grandes conséquences. Dans cinq ou dix ans, qui sera capable de créer ou de partager des médias – les individus ou seulement les intérêts des puissants ? Lorsque des centaines de millions de gens arpentent les rues en transportant des outils de travail constamment connectés des centaines de fois plus puissants que les ordinateurs d'aujourd'hui, que pourront-ils en faire ?
Ces décisions, qui sont prises aujourd'hui à Washington et dans les forums privés des grandes industries, peuvent modeler la culture pour les générations à venir. Ces batailles peuvent se résumer à un simple choix : voulons-nous être des utilisateurs ou des consommateurs ?
Dans une vision, les individus seront libres de créer et de distribuer des courts-métrages, des travaux de musique personnelle, des vidéos maisons, empruntant de temps en temps des fragments de la culture présente tout autour d'eux. Les individus, agissant comme des réseaux de média personnel, construiront sur des travaux précédents pour créer et distribuer des histoires digitales envoûtantes, des drames inspirés de faits réels, de la fiction de fan, des spectacles télévisés composites, des jeux vidéo améliorés, et de riches mondes virtuels. Certains utilisateurs iront plus loin créant non seulement de nouveaux contenus, mais aussi des formes de médias entièrement nouvelles.
La seconde vision, poussée par les intérêts du divertissement et leurs alliés à Washington cherchent à préserver le statu quo – une vision restrictive de notre futur digital qui s'appuie sur un contenu formaté largement diffusé le long de canaux à sens unique à une audience passive et anesthésiée. Sous ce régime, les consommateurs auront bientôt le pouvoir de choisir parmi 500 marques, proposées par la même poignée de vendeurs, avec peu ou pas de pouvoirs pour créer leurs propres produits culturels.
Comme chaque chose dans la vie, le choix entre la culture digitale et la société de consommation n'est pas une proposition alternative, puisque chaque jour qui passe nous fait jongler entre nos rôles de créateurs de contenus et de spectateurs passifs. Mais de façon croissante, nous résistons à ce média à sens unique. Nous rejetons le mégaphone de l'ère de la grande diffusion et nous tournons vers les ficelles collaboratives de l'Internet. Et tandis que nous le faisons – que nous devenons de plus en plus à l'aise dans nos nouveaux rôles d'éditeurs, de producteurs, de designers, et de distributeurs de media – nous commençons à nous heurter à un régime législatif qui menace de bloquer nos libertés digitales et de faire de millions d'entre nous des scélérats. C'est à ce moment là que la lumière se fait et que nous commençons à voir la menace à l'encontre des technologies populaires d'innovation.
Certains nous montrent leurs étincelants nouveaux jouets comme preuves que tout va bien. Michael K. Powell, qui a récemment renoncé à son poste de responsable de la FCC (Federal Communications Commission), s'est adressé en ces termes au National Press Club début 2004 :
« Les sermons visionnaires des futuristes de la technologie semblent s'être matérialisés. Ce ne sont plus les ingrédients des romans de science-fiction, des boules de cristal et des conférences académiques, c'est devenu réel... la technologie apporte plus de pouvoir aux gens. »
L'accès à l'informatique et le pouvoir de communication arrivent à la population parce que les forces des puces silicones, du stockage de masse et des connections haut débit à Internet se sont combinées pour produire des outils plus petits et plus puissants qui peuvent tenir dans la main, plutôt que dans les mains de grandes institutions centralisées.
Cela retourne l'esprit de voir les fantastiques produits qui nous sont accessibles aujourd'hui. Un simple aperçu suffit pour le constater : les appareils photo digitaux et les imprimantes photo sont sortis de la pièce noire vers notre foyer. Des lecteurs de musique, comme le iPod, se sont emparés des rangées de CDs de votre marchand de musique pour les placer dans votre poche. Les terminaux vidéo d'enregistrement, comme TiVo, nous ont donné plus de contrôle sur ce que nous regardons et quand nous le regardons. Nous voulons des salles de cinéma dans nos foyers. Des récepteurs satellites GPS sont installés sur des tracteurs. Des lecteurs de DVD nous permettent de regarder des films en haute qualité presque partout – il suffit de regarder par la fenêtre arrière des voitures familiales, qui quittent votre voisinage le samedi matin, pour voir la saison complète de Bob l'Eponge.
Ce n'est pas que nous avons accès à une technologie fracassante, c'est que nous avons accès à des supers ordinateurs de poche qui, il y a encore peu de temps, auraient été le domaine exclusif du MIT, de la NASA ou de la compagnie du téléphone. Cette économie signifie que ces produits continueront à devenir plus puissants et moins chers, rendant ainsi le futur plus brillant. En clair, nous accélérons notre chevauchée vers le futur.
Dans son discours, Powell oublie certaines choses. Il a négligé de mentionner les efforts des corporations pour boucler l'Internet, et pour limiter l'habilité des gens ordinaires à produire des oeuvres culturelles qui pourraient entrer en concurrence avec les conglomérats des medias. Il a oublié de mentionner les tentatives d'Hollywood pour remplacer l'Internet ouvert par un système contrôlé de livraison de contenus qui ressemble à la télévision. Il n'a pas mentionné les efforts faits pour contrôler le flot des informations en ligne, à travers une révision fondamentale de l'architecture des PC, dans le seul et unique but de servir les intérêts à court terme de l'industrie du divertissement. Il a oublié de mentionner les efforts couronnés de succès d'Hollywood – avant même la FCC – pour imposer un régime durci de contrôles sur la télévision digitale qui supprime les droits dont bénéficiaient les spectateurs pendant l'ère analogique.
Lorsque je vois ma fille en âge d'aller à l'université, je m'interroge sur le monde des médias qui l'attend. Il est impératif que les jeunes qui ont grandi avec la liberté accordée par le PC, l'Internet et les téléphones mobiles n'acceptent pas d'être remis dans une boîte passive.
Dans Darknet : la guerre d'Hollywood contre la génération digitale, le journaliste et avocat du média libre J.D. Lasica nous propose le premier regard compréhensif sur les restrictions posées à nos libertés digitales par les grands pouvoirs des medias. Il offre aussi une vision positive des opportunités qui s'ouvrent aux gens qui utilisent les technologies de demain – si seulement les dirigeants apeurés des entreprises du divertissement et des légistes mal guidés voulaient bien dégager le passage.
Dans des mains moins capables, cet ouvrage aurait pu être un livre sur les excès des lois des copyrights, ou à propos des guerres sur la réglementation publique du piratage et du partage de fichiers. Mais l'auteur tend à un but plus important : une collection accessible d'histoires à propos de gens dont les vies sont au centre de ce combat épique sur le futur de la culture digitale. Vous n'avez pas besoin d'être un accro du clavier, un étudiant en droit, ou un obsédé des règles pour vous tenir au courant des problèmes importants décrits dans ces pages.
Et voila pourquoi est-ce que tout cela importe tant : les technologies en ligne et en réseau peuvent transférer le centre de la sphère publique d'un petit nombre de puissants propriétaires de média à des populations entières. Dans les années à venir, les media fondés sur Internet exerceront de plus en plus d'influence sur ce que les gens savent et pensent, sur leur façon d'interagir, et sur la façon dont ils étireront les limites de la communication et du divertissement dans de nouvelles directions créatives.
Faites passer le mot – il y a beaucoup de choses en jeu. Maintenant est le bon moment pour agir de façon intelligente pour le bénéfice de notre futur partagé. Nous pouvons créer un monde tellement plus riche que le désert du média de masse actuel.
Howard Rheingold
Mill Valley, Californie